• Ecriture - les 24h de la nouvelle

    Chaque année, les 24h de la nouvelle propose d'écrire une nouvelle d'au moins 5000 sec en 24h. L'idée est sympa et chaque année apporte son lot de surprise puisque qu'une contrainte est imposée.
    Cette année, la nouvelle devait se passer dans une seule et même pièce.

    Voici la nouvelle que j'ai rédigé à cette occasion. Vous pouvez aussi retrouver toutes les autres nouvelles ici.

    La cale

     

    Rana se précipita sur le bordage pour calfeutrer la fuite avec de l’étoupe. Dans la panique, il glissa sur le bois détrempé et laissa tomber le maillet dans la flotte croupie.

    — Non, non, non, non, non, se lamenta le jeune mousse en plongeant ses mains dans le liquide noir et glacial. Chaque seconde perdue augmentait le niveau de l’eau dans la cale et menaçait de le noyer. Ses doigts épais et engourdis rencontrèrent le marteau. La boule au ventre et les membres courbaturés par le froid, il enfonça gauchement l’étoupe entre les planches pour empêcher l’inondation d’empirer. Un échec réduisait ses maigres chances de survie. Après plusieurs tentatives maladroites, il combla la brèche. Soulagé, ses muscles se détendirent et il inspira profondément. Un courant d’air glacial lui brûla les poumons provoquant un frisson le long de sa colonne vertébrale endolorie. Une trentaine de centimètres d’eau recouvrait le sol du navire et aucun moyen de l’évacuer. Le bâtiment sombrait dans les abîmes lui refusant toutes chances de s’échapper sans périr noyé ou gelé dans les mers polaires.

     

    Le moussaillon réajusta le col de sa tunique en peau de rennes. Il se traîna jusque sur une pile de tonneaux pour se mettre au sec. Il ramena ses genoux sous son menton pour essayer de gagner un peu de chaleur. Emmailloté de vêtements mouillés, son corps transi de froid se réchauffait avec peine. Le silence de mort qui régnait dans la cale lui fit naître une nouvelle boule au ventre. Sa situation n’offrait qu’une issue fatale, mais sa volonté de vivre le tenait encore alerte. Avec l’équipage, il avait atteint le bout du monde et découvert une contrée inédite au-delà du continent polaire. Le retour devait marquer leur triomphe et la gloire éternelle... mais le sort s’acharna contre eux. D’abord les tempêtes de neige ralentirent la progression du vaisseau. Des vagues gigantesques et déchaînées bombardèrent la coque d’énormes blocs de glace. À plusieurs reprises, les icebergs se fracassèrent contre les bordés, transformant le pont en gruyère. Puis la maladie les frappa. Les marins déversèrent des litres des diarrhées et de vomissures sur le bastingage. Et enfin la folie pervertit l’équipage. Elle s’abattit sur les matelots comme la volonté diabolique. « L’ombre » poussa les hommes à se jeter par-dessus bord dans les eaux glaciales du pôle, à se tirer des balles au travers du corps. Au final, une mutinerie éclata. Terrorisé par ce déchaînement de violence, Rana s’était barricadé avec des poutres et des morceaux de voiles dans une des cales pour protéger sa vie. Il ne faisait pas le poids face à ses camarades à la carrure d’ours. Le bateau abandonné à lui même lors de la révolte fut éventré par un iceberg et sombra. La soute qui le sauvait de la furie de ses comparses se transforma en piège mortel. Prisonnier du navire en perdition, il ne pouvait rien faire d’autre que de retarder le couperet final.

     

    La fatigue tirait ses traits et assombrissait son esprit. Le sommeil, son pire ennemi, le guettait chaque seconde. Le moindre bruit le faisait sursauter. En particulier le plic ploc des gouttes, comme un sablier funeste dont il ignorait la durée. Le crissement du bois serrait un peu plus la boule dans ses entrailles. Si le bordage cédait, l’eau glaciale envahirait l’espace et il périrait noyé. La faible lueur de la lampe l’aidait à garder espoir. Lorsqu’elle s’étendrait faute d’air, il mourrait asphyxié. Il fondit en sanglot. Son rêve de voyager autour du monde virait au cauchemar absolu. La vie de marin se constituait de larme et de sang. Risquer sa peau dans les vergues pendant les ouragans, l’épée de Damoclès du scorbut lors des expéditions lointaines, les envies sexuelles des hommes depuis trop longtemps en mer, tout ça représentait son quotidien. Bien des fois il avait pleurniché dans son hamac, maudissant son ambition. Sa soif d’aventure et son émerveillement face aux nouveaux territoires essuyaient vite ces pleurs. Mais se retrouver piégé comme un rat en cale en attendant la mort, cela dépassait ses terreurs les plus profondes.

     

    Alors qu’il se morfondait, un choc violent le délogea de son perchoir, le précipitant dans l’eau froide. Il se recroquevilla sur lui même en attendant que le flot envahisse l’habitacle. Mais rien n’arriva. Il rouvrit les yeux pour voir ce qui se passait. Tout semblait comme les instants précédents. La flotte tanguait légèrement dans la cale, mais son niveau n’augmentait pas. Il se redressa et rampa jusqu’à un endroit au sec. Le navire se remit alors à trembler et bascula sur le côté. Le mousse se cramponna à son tonneau pour ne pas choir et coupa sa respiration en attendant la vague mortelle. Mais rien n’arriva. Une ombre attira l’attention de Rana. Du coup de l’œil, il distingua une forme ténébreuse se glisser sous la voile qui étanchéifiait l’ouverture de la cale.

    — Non ! hurla le mousse lorsque le bout de tissus se détacha.

    Il prit une grande inspiration pour se protéger de la noyade. Pour la troisième fois, rien n’arriva. Il jeta un regard apeuré sur la trappe. Pas la moindre fuite d’eau. Il s’approcha de l’entrebâillement et l’examina. Il frappa un coup et un son sourd lui répondit. Le navire devait reposer sur le fond marin et des milliers de litres d’eau le séparaient de la surface.

    Son instinct de survie lui souffla d’ouvrir la trappe. Il se donna une claque. Son esprit lui jouait-il un vilain tour pour abréger ces souffrances ? Son intuition l’incita de nouveau à tenter sa chance.

    — Au pire, je mourrais plus vite... se rassurera-t-il.

    Il s’étonna que cette idée ne le tétanise pas. C’est son propre trépas qu’il programmait. Tremblant de peur et de froid, il poussa la trappe. Malgré tous ces efforts, il ne parvint pas à l’ouvrir, la pression de l’eau opposait une résistance trop importante. Il était bel et bien coincé dans la cale jusqu’à la suffocation.

     

    Désespéré, il retourna s’asseoir sur le promontoire de tonneaux. Il sursauta en apercevant l’ombre recouvrir les fûts. La boule se serra plus fort que jamais dans son estomac. Son cœur se mit à palpiter comme pour s’échapper de sa cage thoracique. La sueur gelait à même sa peau formant de petites stalactites. La peur raidit ses membres engourdis par l’humidité et la fatigue. Comme une flamme de ténèbres, elle ondulait sur le bois guettant sa proie. Le mousse recula d’un pas, elle grossit. Il se déplaça sur la gauche, elle le suivit. Il se mit derrière un pilier de la cale, elle se glissa sur celui-ci. À chaque geste, elle se mouvait comme une réflexion dans un miroir. Jamais depuis le début de son cauchemar il n’avait autant eu la sensation d’être séquestré. Sur un navire, le confinement faisait partie de la vie de tous les jours. Se retrouver enfermé avec un marin mal intentionné arrivait tout le temps. Là, c’était différent. Aucune échappatoire possible, aucun hurlement ne lui permettaient de se sortir de ce piège mortel... Un rat dans une trappe... un insecte dans une toile d’araignée... un poisson au bout d’une ligne... un oiseau dans un filet.... Des dizaines d’autres métaphores se bousculèrent dans sa tête. Après plusieurs minutes de paralysie face à son adversaire fantomatique, il se précipita contre la trappe de la cale. Il devait sortir de là coûte que coûte. Son épaule se déboîta sous les chocs. Les hurlements déchirèrent le silence macabre de la soute pendant qu’il grattait à s’en arracher les ongles. Du coin de l’œil, il distingua l’ombre grandir et faire disparaître le fond du navire dans les ténèbres. Elle l’engloutira d’ici peu. Soudain, la mort s’arrêta. Blotti contre l’escalier et sanglotant de terreur, il remarqua que la lumière de la lampe repoussait la noirceur. Tétaniser, il ne trouvait pas la force de ramper jusqu’à celle-ci. Son esprit paralysé ne lui donnait plus le contrôle de ses mouvements. Il tendit le bras vers l’étincelle dans un geste désespéré... ces doigts la frôlèrent et la flamme vacilla... Malgré les yeux embués de larmes, il distingua avec horreur l’ombre se porter sur la lampe... Et l’éteindre.

     


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